
Titre : Le siècle des ombres, T6 : Le diable
Scénariste : Éric Corbeyran
Dessinateur : Michel Suro
Parution : Février 2015
« Le siècle des ombres » connait son dénouement depuis la parution de son sixième épisode en février dernier. « Le diable » clôt le croisement de l’univers des Stryges avec le siècle des Lumières. Eric Corbeyran termine ainsi un nouveau pan de sa grande saga abritant ces mystérieuses et inquiétantes créatures ailées. Pour mener à bout ce projet, le célèbre scénariste bordelais s’est associé au dessinateur Michel Suro. Le duo avait déjà travaillé ensemble lors de l’écriture de « Le clan des chimères », cycle antérieur à celui que j’évoque aujourd’hui.
Les Stryges sont des créatures mythologiques dont le destin est lié depuis toujours à celle des Hommes. J’ai fait leur rencontre en lisant « Le chant des Stryges ». Leur rôle apparait souvent ambigu et il est difficile de se forger une opinion tranchée à leur égard. Elles ont passé un pacte avec un certain Sandor Weltman, summum du personnage mystérieux durant de nombreux tomes. Ses « alliées » lui avaient offert l’immortalité. Il les a trahies et la lutte entre les deux camps dure depuis des siècles.
« Le siècle des ombres » conte donc cette bataille durant le dix-huitième siècle. La quatrième de couverture présente les enjeux avec les mots suivants : « 1751. Quelques décennies avant la Révolution française, un vent d’idées nouvelles souffle à travers l’Europe. Un vent de progrès et de liberté… Mais au cœur de ce Siècle des lumières, la découverte d’une étrange météorite à l’autre bout du monde ravive de vieux antagonismes. Au service du cardinal d’Orcières, Cylinia et Abeau de Roquebrune se lancent alors aux trousses du baron d’Holbach, philosophe et encyclopédiste éclairé, qu’ils soupçonnent d’être l’insaisissable Sandor G. Weltman. Cette traque se double d’une lutte acharnée pour la possession de cette pierre aux mystérieux pouvoirs… »
Au risque d’enfoncer une porte ouverte, je me dois de préciser qu’il me paraît impensable de découvrir l’intrigue par la lecture de cet album. Nombreux sont les prérequis indispensables à la compréhension de l’ensemble. Evidemment, une connaissance des événements se déroulant dans les cinq actes précédents est indispensable. De plus, je conseille vivement d’avoir lu « Le clan des chimères », centré sur la jeunesse de Cylinia et Abeau. Cette histoire permet de rencontrer l’être monstrueux qui habite la couverture de ce nouvel opus. Néanmoins, malgré ses remarques, je vais faire en sorte que ma critique soit accessible à un novice de cet univers.
Une collaboration entre entité religieuse et sorciers…
L’un des atouts principaux de de « Le siècle des ombres » est d’insérer sa trame dans la grande Histoire. Le baron est un être des Lumières. Il participe à la rédaction de l’Encyclopédie. Nous le voyons côtoyer Diderot ou Rousseau. La lutte idéologique avec l’Eglise est un aspect intéressant qui accompagne chacun des épisodes de l’aventure. Elle justifie l’implication du Vatican pour financer la quête de Cylinia et Abeau. D’ailleurs, la collaboration entre l’entité religieuse et deux sorciers fait aisément sourire. Cette immersion dans une dimension historique et philosophique n’est pas uniquement un gadget narratif. Elle participe activement à l’attrait du scénario.
L’existence des Stryges justifie évidemment la présence du Fantastique. Corbeyran ne tombe pas dans des excès dans ce domaine-là. On trouve des créatures monstrueuses, des sorcières, des mondes parallèles, du vaudou… Ses ingrédients bien que nombreux s’intègrent parfaitement dans la recette et trouve un équilibre agréable avec la part rationnelle et réaliste de l’ensemble. Ce dosage permet de rendre crédible la narration et alimente ainsi en permanence la curiosité du lecteur.

Comme annoncé en introduction, « Le diable » conclue le cycle. J’appréhende toujours ces albums de clôture. Je les trouve souvent inégaux et brouillons. Ce n’est ici pas le cas. Je le trouve même meilleur que les deux précédents. Le rythme est soutenu du début à la fin. La montée en puissance est régulière jusqu’au bout et laisse le lecteur sur une conclusion qui fait un lien intéressant avec « Le chant des Stryges ». Je trouve assez admirable qu’après des dizaines d’ouvrages dans cet univers, Corbeyran arrive encore à produire un opus aussi bien construit et attrayant. Ce n’est pas la moindre des performances…
![]()
![]()


Concernant l’avancée de la trame, j’avais noté un ralentissement du rythme dans le tome précédent. J’espérais donc que ce nouvel acte reprenne la vitesse de croisière qui habitait les trois opus initiaux. Hélas, je dois dire que l’heure était plus à la décélération qu’à l’accélération. Le déroulé des événements m’apparaît dilué. Certaines planches auraient gagné à être raccourcies. Elles n’apportent pas grand-chose à l’atmosphère de la narration et ne font pas du tout avancer le propos. En poussant à l’extrême mon sentiment, j’ai tendance à croire que les deux derniers tomes n’auraient pu en faire qu’un sans que l’histoire soit édulcorée. Cela aurait densifié le scénario et aurait ainsi maintenu mon attention plus concentrée sur la durée.
Les dessins sont l’œuvre de Michel Suro. Comme je l’ai dit précédemment, il avait déjà illustré « Le clan des chimères ». A l’époque, je n’étais pas tombé sous le charme de son trait auquel j’étais peu sensible. Ce sentiment peut s’expliquer par la rupture graphique qu’il offrait à l’univers par rapport au style de Richard Guérineau en charge des planches de « Le chant des stryges ». A priori, mes goûts artistiques ont évolué car son travail sur « Le siècle des ombres » et particulièrement « La trahison » ne m’a pas dérangé. Au contraire, je trouve qu’il accompagne agréablement la lecture. Je ne peux pas dire que je sois tombé sous le charme de certaines de son œuvre mais je lui reconnais un vrai talent pour créer des décors et des personnages. De plus, il est autant à l’aise dans des scènes de dialogues que d’action. C’est appréciable car cette série alterne les deux de manière équivalente.

Avant d’entrer pleinement dans la critique de cet album, je vais expliquer rapidement aux néophytes ce qu’est un stryge. Il s’agit de grandes bêtes ailées qui vivraient dans l’ombre de l’humanité depuis toujours. Elles sont le garant de toutes les connaissances de l’univers. Elles ont été amenées à confier une partie de leur savoir à Sandor Weltman. Devenu immortel, ce dernier s’exonère de leur domination. On découvre donc Cylinia et Abeau, découverts dans « Le clan des chimères » partir à sa recherche en tant qu’alliés des Stryges…
Il s’est déroulé quinze ans depuis le dénouement du tome précédent. Weltman est obsédé par la révélation que lui a faite Cylinia. Elle attendait un enfant de lui et suite à son accouchement, elle a confié le petit au monde des fées. On découvre également davantage la jolie Donessa, dévoué à Weltman et à peine entrevue jusqu’alors. L’attrait de la narration réside également dans une quantité relativement importante de flashback. Ce n’est pas désagréable car cela désassombrit certaines choses. Cela densifie également le propos. A contrario, cela nous donne l’impression de peu voir avancer l’histoire. De plus, l’intrigue voit naître un sentiment brouillon. On voit les scènes se succéder de manière quasiment indépendante. Je regrette un certain manque de liant entre tout cela. Par contre, la quantité d’informations contenues dans cet ouvrage laisse présager une accélération de l’histoire au cours des prochains épisodes.

L’histoire se déroule au dix-huitième siècle. Il s’agissait d’un des attraits de la série car j’ai rarement lu des aventures se déroulant à cette époque-là. L’originalité est d’autant plus forte que rare est l’insertion du fantastique dans cet univers. Cet apport est savamment dosé et offre une intrigue bien construite. Il me parait assez intéressant d’avoir lu au moins « Le chant des stryges » pour maîtriser les tenants et les aboutissants de la trame. Quelques prérequis m’apparaissent nécessaires pour maîtriser les sous-entendus entre certains des personnages principaux.
pour une raison simple. D’Holbach est un personnage obscur dans « Le chant des stryges ». Il existe parce qu’il est évoqué mais on ne le voit jamais. On a été frustré de ne jamais le croiser pendant des pages et des pages. Le fait de le côtoyer aussi aisément dans « Le Siècle des ombres » fait qu’on est vraiment curieux de tout ce qu’il peut nous apprendre. La richesse du personnage prend une réelle ampleur dans ce troisième ouvrage. On le découvre en bienfaiteur des sciences vivant pour un idéal humaniste. On partage bon nombre de ses pensées et de ses réflexions. On est curieux de se sentir de son côté après l’avoir considéré comme un méchant depuis des années. Ce revirement est original et subtilement dosé.
Comme dit précédemment, cet ouvrage s’inscrit dans une œuvre assez importante tournant autour de personnage ailés mystérieux : les Stryges. Pour ceux qui voudraient découvrir cet univers, je vous conseille de commencer vos lectures par « Le chant des stryges » qui est la série au centre de tout l’ensemble. Cela vous permettra de profiter pleinement de « Le siècle des ombres ». Ce prérequis n’est pas indispensable mais néanmoins recommandé pour maitriser tous les tenants et les aboutissants de certains personnages. Cylinia et Abeau naissent dans « Le clan des chimères » et réapparaissent dans « Le chant des stryges ». D’Holbach est un personnage central bien que longtemps mystérieux de « Le chant des stryges ».
immenses et angoissantes. On ressent sincèrement l’impression de ne pas être où on devrait être. La peur générée par ses lieux obscurs dont chaque recoin semble cacher un gros problème est bien transmise et participe à notre plaisir de lecture.
L’intérêt d’un premier tome est de chercher à nous faire pénétrer un nouvel univers. C’est un sentiment agréable de découvrir de nouveaux personnages, de nouveaux mondes, de nouvelles questions… On est toujours plein d’espoirs en découvrant de nouvelles pages. Est-on tombé sur une nouvelle pépite ? Attendra-t-on avec impatience la suite ? Comme je vous l’ai expliqué précédemment, cette série possédait à mes yeux un a priori très favorable. Néanmoins, cet état de fait était à double tranchant. La déception pouvait n’en être que plus grande. Ce n’est pas le cas. J’ai pris énormément de plaisir à découvrir cette nouvelle histoire. Le fait qu’il se trouve à l’intersection chronologique de tout ce qui était paru avant fait qu’on essaie inconsciemment de faire le lien avec ce qu’on sait déjà. On a même un sentiment assez original. On a l’impression d’en connaître bien plus que les personnages dans le sens où un pan de leur avenir lointain nous a déjà été conté. C’est assez anachronique comme aspect mais pas inintéressant.
De manière volontaire, je ne cherche pas à vous dévoiler de manière trop précise la trame. En effet, la grande partie du plaisir de la lecture réside dans l’excitation de découvrir la page suivante. Néanmoins, sachez que les jalons d’une histoire passionnante sont posés. De nombreuses questions sont posées, peu de réponses sont données. Bref, l’attente du deuxième opus est intense quand vous refermez l’album. Le problème que vous pourriez appréhender et le lien de cette série avec les autres précédemment citées. Il est évident que le fait de maitriser l’univers des Stryges vous offre une double lecture sur certaines scènes ou certaines révélations. Malgré cela, je pense que « La pierre » peut être lu de manière indépendante sans vous empêcher pour autant de maitriser sa trame.